SECRET DE L’INSTRUCTION : Violation du secret de l’instruction par un journaliste : intérêt général, liberté de la presse, procès équitable et vie privée (CEDH, 6 juin 2017, n° 22998/13, Y c. Suisse)

SECRET DE L’INSTRUCTION : Violation du secret de l’instruction par un journaliste : intérêt général, liberté de la presse, procès équitable et vie privée (CEDH, 6 juin 2017, n° 22998/13, Y c. Suisse)

Le requérant est un journaliste suisse qui fit paraître dans un hebdomadaire un article concernant une procédure pénale dirigée contre « un important régisseur immobilier » à la suite de l’inculpation de ce dernier, soupçonné de pédophilie. L’article se présentait sous la forme d’une interview du père de l’une des victimes présumées. Le journaliste y dénonçait la remise en liberté du prévenu en citant une partie du recours du ministère public contre la décision du juge instructeur de mettre un terme à sa détention préventive. L’article se poursuivait par la description détaillée des faits incriminés.

Il fit l’objet de poursuites pénales d’office pour avoir publié des documents protégés par le secret de l’instruction et fut condamné à une amende. Ses pourvois furent rejetés.

La Cour relève que le requérant a été condamné au paiement d’une amende en raison de l’utilisation et de la reproduction d’éléments du dossier d’instruction dans l’article en cause. Il y a donc lieu de déterminer si cette condamnation pénale constituait une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression et si elle était « prévue par la loi », inspirée par un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention et « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre ce ou ces buts.

Il est établi que l’ingérence dans la liberté de la presse était prévue par la loi et poursuit un but légitime. Reste à déterminer si elle était nécessaire dans une société démocratique.

La Cour rappelle que la presse joue un rôle éminent dans une société démocratique : si elle ne doit pas franchir certaines limites, tenant notamment à la protection de la réputation et des droits d’autrui ainsi qu’à la nécessité d’empêcher la divulgation d’informations confidentielles, il lui incombe néanmoins de communiquer, dans le respect de ses devoirs et de ses responsabilités, des informations et des idées sur toutes les questions d’intérêt général. En particulier, on ne saurait considérer que les questions dont connaissent les tribunaux ne puissent, auparavant ou en même temps, donner lieu à discussion ailleurs, que ce soit dans des revues spécialisées, dans la presse généraliste ou au sein du public en général. À la fonction des médias consistant à communiquer de telles informations et idées s’ajoute le droit, pour le public, d’en recevoir. Toutefois, il convient de tenir compte du droit de chacun de bénéficier d’un procès équitable tel que garanti à l’article 6 § 1 de la Convention, ce qui, en matière pénale, comprend le droit à un tribunal impartial.

Selon la jurisprudence de la Cour, l’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 10 § 2 de la Convention, implique un besoin social impérieux. La Cour n’a point pour tâche, lorsqu’elle exerce son contrôle, de se substituer aux autorités nationales compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était proportionnée au but légitime poursuivi et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent pertinents et suffisants.

La Cour note que le droit du requérant d’informer le public et le droit du public de recevoir des informations se heurtent à des intérêts publics et privés de même importance, protégés par l’interdiction de divulguer des informations couvertes par le secret d’instruction. Ces intérêts sont notamment l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire, l’effectivité de l’enquête pénale, le droit du prévenu à la présomption d’innocence et le droit d’autres parties à la procédure à la protection de leur vie privée.

La Cour rappelle que la manière dont une personne obtient connaissance d’informations considérées comme confidentielles ou secrètes peut jouer un certain rôle dans la mise en balance des intérêts.

Dans la présente affaire, la Cour note que le requérant avait obtenu les documents litigieux du père de l’une des victimes, lequel lui avait demandé, dans l’intérêt de sa fille, de publier les informations contenues dans lesdits documents. Elle constate donc que le requérant ne s’est pas procuré les informations litigieuses de manière illicite. Néanmoins, elle juge que l’absence de comportement illicite de la part du requérant concernant la prise de possession des documents n’est pas nécessairement déterminante dans l’appréciation de la question de savoir s’il a respecté ses devoirs et responsabilités au moment de la publication de ces informations. Le requérant, en tant que journaliste professionnel, ne pouvait ignorer de bonne foi que la divulgation des informations litigieuses était réprimée par l’article 293 du Code pénal suisse. Par ailleurs, la Cour relève que le requérant ne conteste pas avoir su que les informations en cause provenaient du dossier d’instruction et qu’elles relevaient du secret de l’enquête.

La Cour note que le Tribunal fédéral a constaté que l’article suggérait la culpabilité du prévenu et décrivait de manière inutilement détaillée des actes subis par les victimes présumées ainsi que la poursuite des rapports entre le prévenu et la plaignante après l’ouverture de l’enquête pénale. La Cour partage l’opinion du Tribunal fédéral selon laquelle l’article litigieux contenait des détails qui, même s’ils étaient précis, n’étaient nullement nécessaires pour atteindre les buts allégués par le requérant. Elle juge que la publication de pareils détails, qui avaient notamment trait aux infractions examinées et à la relation entre la plaignante et le prévenu, n’était pas justifiée par un intérêt public et dénotait une tendance au sensationnalisme.

La Cour note que le Tribunal fédéral a constaté que les faits s’étaient déroulés dans un cadre essentiellement familial et, en tout état de cause, très restreint, et que rien n’indiquait que le prévenu était un personnage connu du grand public. La Cour conclut donc qu’il n’existait aucun débat public préexistant sur le sujet auquel l’article litigieux était consacré. Cependant, elle admet que la mise en liberté de l’auteur présumé d’infractions portant atteinte à l’intégrité sexuelle d’enfants pendant la procédure préliminaire relevait a prioride l’intérêt général. La question qui se pose est celle de savoir si le contenu de l’article et, en particulier, les informations qui relevaient du secret de l’instruction, étaient de nature à nourrir concrètement le débat public sur le sujet en question. La Cour constate qu’une partie des extraits tirés du recours du ministère public concernait la remise en liberté du prévenu, à laquelle le ministère public s’opposait, et était donc de nature à contribuer à un débat public sur cette question. Par contre, elle estime que ni les nombreuses informations détaillées sur les actes reprochés au prévenu, ni les extraits de la déclaration de la plaignante devant la police n’étaient susceptibles de nourrir un débat public sur le fonctionnement de la justice.

S’agissant de l’influence de l’article litigieux sur la conduite de la procédure pénale, la Cour constate d’abord que, lors de la parution de l’article litigieux, l’enquête était encore en cours. Elle estime que, en mentionnant à deux reprises la présomption d’innocence, le requérant a respecté les règles déontologiques à cet égard. Toutefois, elle considère que le ton général de l’article ne laissait guère de place au doute quant à l’opinion du requérant concernant la culpabilité du prévenu. Par ailleurs, la Cour note que, selon la constatation du Tribunal fédéral, les juridictions nationales ont dû prendre en considération, à la décharge du prévenu, le fait que ce dernier avait beaucoup perdu sur le plan professionnel en raison notamment du lynchage médiatique et de la campagne de dénigrement dont il avait fait l’objet après la publication de l’article. Au vu de ce qui précède, la Cour estime qu’il existait dans la présente affaire un risque d’influence de l’article litigieux sur la procédure pénale en cours.

S’agissant de l’atteinte à la vie privée Cour constate que l’article litigieux contenait notamment des informations sur les autres parties à la procédure pénale, à savoir sur les deux victimes mineures présumées et sur la plaignante (la compagne du prévenu), la Cour juge que le fait pour le requérant d’avoir publié l’article en cause après avoir été approché par le père de l’une des victimes présumées n’exonère pas l’intéressé de son devoir déontologique selon lequel il devait agir avec une extrême retenue et veiller aux intérêts des victimes mineures, notamment en protégeant leur identité.

La Cour estime que le Tribunal fédéral a considéré à juste titre que « la circonstance que l’enquête faisait état du maintien des rapports entre [le prévenu] et sa compagne après qu’elle eut déposé plainte pouvait justifier le maintien du secret en faveur de cette dernière quant aux faits relevant de sa vie privée ». La Cour note en outre que le requérant, en faisant référence aux pièces du dossier de l’instruction, a repris des déclarations de la plaignante consignées dans un procès-verbal établi par la police ayant trait, notamment, à la vie sexuelle de l’intéressée et à sa dépendance financière à l’égard du prévenu. La Cour estime dès lors que l’article litigieux a divulgué des informations relevant de la vie strictement privée – voire intime – de la plaignante, informations qui sont protégées de manière accrue par l’article 8 de la Convention.

S’agissant de la proportionnalité de la sanction prononcée, la Cour rappelle que la nature et la lourdeur des sanctions infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité d’une ingérence.

La Cour constate que les juridictions nationales ont condamné le requérant à une amende de 5 000 francs suisses, que le montant de l’amende a été fixé en tenant compte des antécédents judiciaires du requérant et de sa situation financière, et que l’amende s’élève à environ un mois de salaire moyen du requérant. La Cour note toutefois que l’employeur du requérant s’est acquitté de l’amende pour l’intéressé. La sanction punissait la violation du secret d’une instruction pénale et protégeait le bon fonctionnement de la justice, les droits du prévenu à un procès équitable et les droits de la plaignante et des victimes présumées au respect de leur vie privée. Dans ces conditions, la Cour estime qu’on ne saurait considérer qu’une telle sanction risquait d’avoir un effet dissuasif sur l’exercice de la liberté d’expression dans le chef du requérant ou de tout autre journaliste souhaitant informer le public au sujet d’une procédure pénale en cours.

Compte tenu de ce qui précède, il apparaît que les autorités nationales n’ont pas outrepassé la marge d’appréciation qui leur est reconnue dans une telle affaire. Il s’ensuit que la condamnation du requérant était proportionnée aux buts légitimes poursuivis. Par conséquent, il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention.

Texte intégral de l’arrêt : http://hudoc.echr.coe.int/eng#{%22itemid%22:[%22001-174108%22]}

https://www.christian-finalteri-avocat.fr/avocat-bastia/cabinet-avocat-actualites/droit-penal.html