LA DIFFAMATION PUBLIQUE VUE PAR LA CEDH : Quand elle est commise mais sans preuve (CEDH, 12 févr. 2019, n° 35255/17, Campion c/ France)

LA DIFFAMATION PUBLIQUE VUE PAR LA CEDH : Quand elle est commise mais sans preuve (CEDH, 12 févr. 2019, n° 35255/17, Campion c/ France)

Le requérant est un forain français qui, dans les années 1990, rencontra M. Strauss-Kahn, alors maire de Sarcelles, député du Val d’Oise, président de la Commission des finances de l’Assemblée nationale, afin de discuter de la reprise d’un parc d’attraction situé dans le Val d’Oise.

Plus tard, à la suite d’une affaire judiciaire très médiatisée concernant M. Strauss-Kahn à New York en 2011, le requérant fut interrogé par une journaliste du magazine VSD. L’interview avait pour titre « DSK et le fric. Révélations. DSK m’a réclamé 5 millions de francs » et pour sous-titre « Marcel Campion avait sollicité de l’homme politique un coup de main pour reprendre un parc de loisirs mais l’affaire ne s’est pas faite … ».

Le 9 février 2012, M. Strauss-Kahn déposa une plainte avec constitution de partie civile pour diffamation contre le directeur de l’hebdomadaire, la journaliste et M. Campion. Par un jugement du 21 mars 2014, le tribunal déclara le directeur, la journaliste et le requérant, respectivement comme auteur et comme complices, coupables du délit de diffamation. Il les condamna chacun à une amende de 2000 euros, avec sursis pour M. Campion, ainsi qu’au versement de dommages et intérêts. Le tribunal constata que M. Campion ne justifiait d’aucun élément de nature à accréditer les propos qu’il avait rendus publics. Aucun témoin direct ou indirect n’avait été en mesure de confirmer la teneur des propos attribués à M. Strauss-Kahn. S’agissant de la journaliste, le tribunal considéra qu’elle avait repris à son compte les allégations diffamatoires prononcées par M. Campion, au mépris de son devoir d’enquête sérieuse sur les faits relatés. La cour d’appel confirma le jugement, indiquant que le caractère diffamatoire des propos poursuivis n’était pas contesté par le requérant qui n’avait pas fait d’offre de preuve de ses allégations. Elle ajouta que les témoins qui avaient déposé n’avaient fait qu’attester des propos tenus par M. Campion, sans avoir pour autant pu les authentifier. La Cour de cassation jugea que les propos étaient dépourvus de base factuelle.

Le requérant se plaint d’une violation de l’article 10 de la Convention.

La Cour rappelle que l’article 10 de la Convention ne garantit pas une liberté d’expression sans limites même quand il s’agit de rendre compte dans la presse de questions sérieuses d’intérêt général. Le paragraphe 2 de cet article précise que l’exercice de cette liberté comporte des « devoirs et responsabilités » qui peuvent revêtir de l’importance lorsque, comme en l’espèce, on risque de porter atteinte à la réputation de particuliers et de mettre en péril les « droits d’autrui ». Ainsi, l’information rapportée sur des questions d’intérêt général est subordonnée à la condition que les intéressés agissent de bonne foi de manière à fournir des informations exactes et dignes de crédit.

La Cour rappelle également que, selon sa jurisprudence bien établie, afin d’évaluer l’admissibilité d’une déclaration litigieuse, il y a lieu de distinguer entre déclarations factuelles et jugements de valeur. Si la matérialité d’un fait peut se prouver, un jugement de valeur ne se prête pas à une démonstration de son exactitude.

La Cour note que les juridictions nationales, tout en tenant compte du statut du requérant, qui n’est pas un professionnel de l’information, n’exigeant de lui ni d’effectuer une enquête sérieuse ni d’établir entièrement la véracité des propos litigieux, ont constaté que celui-ci avait failli à produire des éléments susceptibles d’étayer ses imputations diffamatoires. En particulier, elles ont considéré que les témoignages recueillis par le requérant et matérialisés dans des attestations ainsi que les dépositions orales faites devant elles ne constituaient pas une base factuelle suffisante, les témoins ne faisant qu’attester de la réalité des propos que le requérant leur avait tenus. La Cour estime qu’en exigeant du requérant, qui a fait une relation précise des faits dans lesquels il était impliqué, qu’il apporte des éléments de nature à les accréditer, les juridictions françaises n’ont pas excédé la marge d’appréciation dont elles disposaient. La Cour ne décèle pas d’éléments pour s’écarter des conclusions auxquelles sont parvenues les juridictions nationales. Avec ces dernières, elle considère que le requérant ne disposait pas d’une base factuelle suffisante pour affirmer publiquement que Dominique Strauss-Kahn aurait commis des faits susceptibles de caractériser le délit de corruption ou de trafic d’influence.

En l’absence d’une base factuelle solide et convaincante, et compte tenu de la gravité des accusations portées et du droit que l’article 6 § 2 de la Convention reconnaît aux individus d’être présumés innocents jusqu’à ce que leur culpabilité ait été légalement établie, la Cour considère que les motifs avancés par les juridictions nationales pour condamner le requérant étaient pertinents et suffisants.

Enfin, au vu des circonstances de l’espèce, la Cour ne juge pas excessive ou de nature à emporter un effet dissuasif pour l’exercice de la liberté d’expression la condamnation du requérant à une amende de 2 000 euros, avec sursis, et à verser 1 500 euros in solidum au titre des dommages et intérêts.

Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime que la condamnation du requérant pour complicité de diffamation publique et la sanction qui lui a été infligée ne sont pas disproportionnées aux buts légitimes visés. L’ingérence dans le droit du requérant à la liberté d’expression était donc nécessaire dans une société démocratique afin de protéger la réputation d’autrui. Partant, la requête est irrecevable pour défaut manifeste de fondement.

Texte intégral de l’arrêt en cliquant ici : https://hudoc.echr.coe.int/eng#{« itemid »:[« 001-191957 »]}

https://www.christian-finalteri-avocat.fr/avocat-bastia/cabinet-avocat-actualites/droit-penal.html