Cumul des sanctions pénales et administratives en cas d’abus de marché? (Cons. const. 18 mars 2015, M. John L. et autres, n° 2014-453/454 QPC et 2015-462 QPC)

Cumul des sanctions pénales et administratives en cas d’abus de marché? (Cons. const. 18 mars 2015, M. John L. et autres, n° 2014-453/454 QPC et 2015-462 QPC)

Les articles L. 465-1 du Code monétaire et financier relatif au délit d’initié et L. 621-15 du même code relatif au manquement d’initié méconnaissent le principe de nécessité des délits et des peines. L’abrogation de ces dispositions est reportée au 1er septembre 2016.

Certains comportements sont susceptibles à la fois de sanctions pénales prononcées par le juge pénal et de sanctions administratives infligées par une autorité administrative. La possibilité d’un tel cumul était classiquement admise par le Conseil constitutionnel à condition que le montant global des sanctions éventuellement prononcées ne dépasse pas le montant le plus élevé de l’une des sanctions encourues (Cons. const. 28 juill. 1989 Cons. const., 27 sept. 2013 ). La Cour de cassation admet également l’exercice de poursuites devant le juge répressif parallèlement à une procédure conduite devant une autorité administrative aux fins de sanction administrative (Crim. 1er mars 2000 Crim. 22 janv. 2014).

Un tel cumul existe en matière d’abus de marché où les sanctions pénales et administratives sont susceptibles d’être infligées, respectivement, par le juge répressif et la commission des sanctions de l’Autorité des marchés financiers (AMF).

Or, dans sa décision du 18 mars 2015, le Conseil constitutionnel semble faire volte-face sur cette question à la suite de trois questions prioritaires de constitutionnalité portant notamment sur la conformité à la Constitution des articles L. 465-1 du Code monétaire et financier relatif au délit d’initié réprimé par le juge pénal et l’article L. 621-15 du même code relatif au manquement d’initié réprimé par la commission des sanctions de l’AMF (Crim. 17 déc. 2014 ; Crim. 28 janv. 2015). En effet, selon les requérants, en permettant que des poursuites pénales visant les mêmes faits que ceux poursuivis devant la commission des sanctions de l’AMF puissent être engagées et prospérer, ces dispositions porteraient atteintes, en méconnaissance du principe non bis in idem, aux principes de nécessité des délits et des peines et de proportionnalité des peines et au droit au maintien des situations légales acquises (cons. 18).

Le Conseil constitutionnel rappelle sa jurisprudence selon laquelle le principe de nécessité des délits et des peines énoncé à l’article 8 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 « ne fait pas obstacle à ce que les mêmes faits commis par une même personne puissent faire l’objet de poursuites différentes aux fins de sanctions de nature administrative ou pénale en application de corps de règles distincts devant leur propre ordre de juridiction » (v. par ex : Cons. const. 17 janv. 2013). Dès lors, il y a atteinte à ce principe si les dispositions contestées tendent à réprimer des mêmes faits qualifiés de manière identique, que ces deux répressions poursuivent la même finalité , qu’elles aboutissent au prononcé de sanctions de même nature ou, enfin, que les poursuites et les sanctions prononcées relèvent du même ordre de juridiction. C’est à ce quadruple examen que se livrent les sages de la rue Montpensier.

Quant à la qualification des délits et des manquements d’initiés. Comparant la définition du délit d’initié et celle du manquement d’initié, le Conseil constitutionnel juge que les deux articles contestés définissent et qualifient de la même manière le manquement d’initié et le délit d’initié.

Quant à la finalité de la répression des délits et des manquements d’initiés. Le Conseil estime que la répression du délit d’initié et de celle du manquement d’initié poursuivent une seule et même finalité : la protection du bon fonctionnement et de l’intégrité des marchés financiers. Les deux répressions protègent en conséquence les mêmes intérêts sociaux.

Quant à la nature des sanctions des délits et des manquements d’initiés. Les membres du Conseil constitutionnel relèvent que l’auteur d’un délit d’initié peut être puni d’une peine de deux ans d’emprisonnement et d’une amende de 1 500 000 euros. L’auteur d’un manquement d’initié encourt une sanction pécuniaire de 10 millions d’euros. Ainsi, si « seul le juge pénal peut condamner l’auteur d’un délit d’initié à une peine d’emprisonnement lorsqu’il s’agit d’une personne physique et à une dissolution lorsqu’il s’agit d’une personne morale, les sanctions pécuniaires prononcées par la commission des sanctions de l’AMF peuvent être d’une très grande sévérité et atteindre jusqu’à plus de six fois celles encourues devant la juridiction pénale en cas de délit d’initié ». Par ailleurs, en vertu du paragraphe III de l’article L. 621-15, la commission des sanctions de l’AMF doit, comme cela est imposé au juge pénal par l’article 132-26 du Code pénal, fixer le montant des sanctions qu’elle prononce en fonction de la gravité des manquements commis. Il résulte de tout cela que les faits réprimés par les articles L. 465-1 et L. 621-15 doivent être regardés comme susceptibles de faire l’objet de sanctions qui ne sont pas de nature différente.

Quant aux juridictions compétentes. Le Conseil a relevé que, dès lors que l’auteur d’un manquement d’initié n’est pas une personne ou entité mentionnée au paragraphe II de l’article L. 621-9 du Code monétaire et financier, la sanction qu’il encourt et celle qu’encourt l’auteur d’un délit d’initié relèvent toutes deux des juridictions de l’ordre judiciaire.

Le Conseil constitutionnel déduit en conséquence de cet examen que les articles L. 465-1 et L. 621-15 (concernant au § II, c), les mots  « s’est livrée ou a tenté de se livrer à une opération d’initié ou », § II, d) mots « s’est livrée ou a tenté de se livrer à une opération d’initié ou ») du Code monétaire et financier méconnaissent le principe de nécessité des délits et des peines (la dernière phrase de l’art. L. 466-1 et les mots « L. 465-1 et » présents dans les art. L. 621-15-1L. 621-16 et L. 621-16-1 du même code sont également jugés contraires à la Constitution en ce qu’ils sont inséparables des premiers).

La date d’abrogation de ces dispositions a été différée au 1er septembre 2016, le Conseil considérant que l’abrogation immédiate aurait des conséquences manifestement excessives en empêchant toute poursuite et en mettant fin à celles engagées à l’encontre des personnes ayant commis des faits qualifiés de délit d’initié ou de manquement d’initié. Il aménage également les règles de poursuites afin de faire cesser l’inconstitutionnalité constatée à compter de la publication de la décision.

Cette décision du Conseil constitutionnel est à mettre en perspective avec celle rendue par la Cour européenne des droits de l’homme. Dans une décision Grande Stevens et autres c/ Italie du 4 mars 2014 concernant des faits de manipulation de marché, à la fois poursuivis devant le régulateur financier italien et devant les juridictions pénales, cette dernière a estimé que cette double poursuite portait atteinte au principe non bis in idem.