CEDH : PROTECTION DES DECLARATIONS FAITES EN AUDIENCE PAR L’ACCUSE POUR SA DEFENSE
CEDH, 25 juin 2020, n° 68317/13, Miljević c/ Croatie
La Cour ne peut perdre de vue le fait que colonel à la retraite est une personnalité publique et militante bien connue en ce qui concerne la découverte de crimes commis pendant la guerre. À ce titre, il a informé les rédacteurs d’une émission de télévision lorsqu’ils ont préparé plusieurs reportages sur différents événements de la guerre en Croatie et c’est en cette qualité que certains des témoins dans l’affaire du requérant le contactèrent. Ainsi, il ne fait aucun doute qu’il est entré sur la scène publique dans ce domaine d’intérêt social et était donc en principe tenu de faire preuve d’un niveau de tolérance à la critique acceptable plus large qu’un autre particulier.
Les déclarations litigieuses du requérant, que les juridictions internes ont qualifiées de diffamation, ont été faites dans les plaidoiries finales du requérant lors de son intervention devant le tribunal de première instance, juste avant la fin de la procédure et l’adoption du jugement de première instance. A ce stade de la procédure, comme l’a expliqué le tribunal municipal, le requérant était censé analyser les preuves examinées au cours de la procédure ainsi que les arguments de l’accusation et les déclarations des témoins. Néanmoins, le tribunal municipal a notamment constaté que le contexte général des conclusions finales du requérant, y compris les déclarations litigieuses, montrait qu’il avait fait ces déclarations pour nuire à la réputation de l’ancien colonel et non pour se défendre dans le cadre de la procédure pénale.
La Cour note cependant que les déclarations litigieuses concernaient des arguments de la défense suffisamment liés à l’affaire du requérant et fonctionnant en faveur de sa défense. Si le requérant avait réussi à convaincre le tribunal de première instance de ses arguments, cela aurait sérieusement remis en cause la crédibilité et la fiabilité des preuves fournies par les témoins ainsi que la nature et les antécédents globaux de la thèse de l’accusation.
Par principe, l’accusé doit avoir la possibilité de s’exprimer librement sur son impression d’une éventuelle falsification de témoins et sur la motivation indue de la poursuite sans crainte d’être ultérieurement poursuivi en diffamation. En l’espèce, les déclarations du requérant concernaient en effet ses impressions relatives au comportement de l’ancien colonel. Il est peu pertinent que ce dernier lui-même n’ait pas été entendu comme témoin dans la procédure pénale engagée contre le requérant car il ne faisait aucun doute qu’il était intéressé par l’affaire du requérant et qu’il était en contact avec certains des témoins entendus au cours de la procédure.
Au vu de ce qui précède, la Cour estime que la nature et le contexte dans lesquels les déclarations litigieuses ont été faites montrent qu’elles avaient une incidence suffisamment pertinente sur la défense du requérant et méritaient donc un niveau de protection accru au titre de la Convention.
La Cour a déjà constaté que les allégations du requérant concernaient des allégations de falsification de témoignages. Cependant, rien n’indique que les autorités nationales aient engagé ou aient envisagé d’ouvrir une enquête pénale ou des poursuites contre le colonel à la retraite à cet égard, bien que le système national interdise les infractions liées à de fausses accusations criminelles et à la falsification de témoins. De plus, même en acceptant que ce dernier ait recherché une aide médicale en raison de la détresse causée par les déclarations du requérant, il n’existe aucune preuve concluante qu’il ait subi ou aurait pu objectivement souffrir de problèmes de santé profonds ou durables ou d’autres conséquences.
Au cours de la procédure de diffamation, les juridictions internes ont examiné les allégations du requérant en tant qu’énoncés de fait et ont conclu qu’ils manquaient de base suffisante et constituaient donc une attaque gratuite et sans fondement.
La Cour souscrit à la conclusion des juridictions internes selon laquelle les déclarations du requérant équivalaient aux allégations de fait. Elle note cependant que les juridictions internes n’ont pas suffisamment apprécié le fait que le requérant ait vu le colonel à la retraite assister aux audiences dans son affaire et que celui-ci lui-même ait admis avoir rencontré certains des témoins de l’affaire du requérant, notamment une personne qui a été entendue comme témoin à charge dans l’affaire du requérant, et une autre qui avait déposé une plainte pénale contre le requérant pour crimes de guerre. De plus, les juridictions internes n’ont pas pris en compte les activités importantes du colonel à la retraite dans ce domaine et son engagement dans l’émission de télévision, sans toutefois être directement impliqué dans l’émission concernant le requérant.
Ainsi, eu égard aux constatations ci-dessus, on ne peut pas dire que les déclarations litigieuses n’aient aucun fondement factuel pour les arguments du requérant concernant l’implication de l’intéressé dans son affaire. Compte tenu également du contexte dans lequel ces déclarations ont été faites – à savoir en tant qu’arguments de défense lors d’un procès pénal – la Cour estime que, même si ces déclarations étaient excessives, elles ne constituaient pas des accusations malveillantes. Enfin, la Cour ne peut qu’apprécier les déclarations du requérant à la lumière des conséquences objectivement limitées qu’elles ont causées, compte tenu notamment du fait que les autorités nationales n’ont jamais enquêté sur l’infraction pénale de falsification de témoins.
En ce qui concerne la nature et la sévérité de la sanction infligée, la Cour note que, bien que le requérant ait été condamné à payer l’amende minimale possible en vertu du droit interne applicable, cette sanction équivalait néanmoins à une condamnation pénale. Comme cela a déjà été noté, la retenue dans le recours à une procédure pénale est normalement requise dans les affaires concernant la liberté d’expression de la défense dans la salle d’audience dans le cadre d’un procès pénal. En effet, ce n’est que dans des circonstances exceptionnelles que la restriction – même à titre de sanction pénale indulgente – de la liberté d’expression peut être acceptée comme nécessaire dans une société démocratique.
La Cour n’estime donc pas que les juridictions internes ont ménagé un juste équilibre entre la liberté d’expression du requérant telle qu’elle est entendue dans le contexte de son droit de se défendre, d’une part, et celle du colonel à la protection de sa réputation de l’autre. Les autorités internes n’ont pas pris en considération le niveau de protection accru que les déclarations faites par l’accusé méritent dans le cadre de sa défense lors d’un procès pénal. À cet égard, la Cour rappelle que les prévenus dans le cadre d’une procédure pénale devraient pouvoir s’exprimer librement sur des questions liées à leur procès sans être gênés par la menace d’une procédure en diffamation tant qu’ils ne donnent pas intentionnellement lieu à de faux soupçons de sanctions punissables. Il y a donc eu violation de l’article 10 de la Convention.