CEDH : fusion absorption et personnalité des peines (CEDH, 1er oct. 2019, n° 37858/14, Carrefour France c/ France)

MARCHES PUBLICS : Faute du titulaire

CEDH : fusion absorption et personnalité des peines (CEDH, 1er oct. 2019, n° 37858/14, Carrefour France c/ France)

La requérante, Carrefour France est l’actionnaire unique de la société Carrefour hypermarchés France, qui fut mise en cause par le Ministère de l’économie, des finances et de l’industrie devant le tribunal de commerce de Bourges, pour avoir contrevenu à l’article L. 442-6 du Code du Commerce sur la concurrence. Elle était soupçonnée en effet d’avoir obtenu de la part de vingt-deux de ses fournisseurs des avantages manifestement disproportionnés au regard du service rendu.

En 2009, tandis que les procédures internes se poursuivaient, la société requérante opéra la dissolution sans liquidation de la société Carrefour hypermarchés France. Le procès-verbal des décisions précisait notamment que cette dissolution entraînait transmission universelle du patrimoine de la société Carrefour hypermarchés France au profit de la société requérante.

La cour d’appel d’Orléans condamna la société Carrefour France au paiement d’une amende civile de 60 000 euros. La société Carrefour France se pourvut en cassation, soutenant qu’en la condamnant à une amende civile pour des faits imputables à la société Carrefour hypermarchés France, la cour d’appel avait méconnu le principe de la personnalité des peines. La Cour de cassation rejeta le pourvoi.

La Cour observe que la société requérante a été condamnée sur le fondement de l’article L. 442-6 du Code de commerce à une amende civile à raison de pratiques restrictives de concurrence. Se pose en premier lieu la question de savoir s’il y avait là une accusation en matière pénale et si la société requérante pouvait se dire accusée d’une infraction, au sens de l’article 6 §§ 1 et 2 de la Convention.

La Cour rappelle à cet égard que la notion d’accusation en matière pénale, telle que la conçoit la Convention, est une notion autonome. Selon sa jurisprudence constante, l’existence ou non d’une telle accusation doit s’apprécier sur la base de trois critères.

Le premier est la qualification juridique de l’infraction en droit interne, le second, la nature même de l’infraction, et le troisième, le degré de sévérité de la sanction que risque de subir l’intéressé. Les deuxième et troisième critères sont alternatifs et non nécessairement cumulatifs. Cela n’empêche pas l’adoption d’une approche cumulative si l’analyse séparée de chaque critère ne permet pas d’aboutir à une conclusion claire quant à l’existence d’une accusation en matière pénale.

S’agissant des deux premiers de ces critères la Cour observe que, prévue par l’article L. 442-6 du Code de commerce, l’infraction dont il s’agit ne relève pas en droit interne du droit pénal. Elle observe toutefois également que le Conseil constitutionnel a précisé que l’amende civile instituée par cette disposition a la nature d’une sanction pécuniaire et que le principe de la personnalité des peines est applicable. Quant au troisième critère, la Cour relève la sévérité de la sanction encourue, puisqu’il s’agit d’une amende civile pouvant atteindre deux millions d’euros. Ces éléments confirment l’applicabilité de l’article 6 dans son volet pénal, applicabilité que, du reste, le Gouvernement admet.

Au vu de ces considérations et à la lumière de sa jurisprudence consolidée en la matière, la Cour considère que l’article 6 de la Convention, dans son volet pénal, est applicable à l’amende civile à laquelle la société requérante a été condamnée.

La Cour constate que l’on retrouve les règles qu’elle a dégagées par sa jurisprudence dans le droit positif français, qui comprend en particulier un principe de valeur constitutionnelle selon lequel nul n’est punissable que de son propre fait, qui vaut pour les personnes morales comme pour les personnes physiques.

Elle constate ensuite que la Cour de cassation a pris ce principe en compte en l’espèce. Ce faisant, elle a toutefois jugé, dans la ligne de sa jurisprudence, qu’en cas de transmission d’une entreprise par une personne morale à une autre personne morale, il ne faisait pas obstacle au prononcé de l’amende civile prévue par l’article L. 442-6 du Code de commerce à l’encontre de la seconde personne morale à raison de pratiques restrictives de concurrence commises par l’entreprise alors qu’elle appartenait à la première. Elle a en effet retenu qu’en visant tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers qui se rend responsable de pratiques restrictives de concurrence, cette disposition s’applique à toute « entreprise », indépendamment du statut juridique de celle-ci. Autrement dit, d’après la Cour de cassation, dès lors que la fusion-absorption de la société Carrefour hypermarchés France par la société requérante a permis la continuité économique et fonctionnelle de l’entreprise, il n’y a pas eu méconnaissance du principe de la personnalité des peines du fait de la condamnation de la seconde sur le fondement de l’article précité du code de commerce à raison d’actes commis avant cette fusion-absorption dans le cadre de l’activité de la première.

La Cour relève par ailleurs que le Conseil constitutionnel a jugé qu’ainsi interprété, ce texte était conforme au principe de valeur constitutionnelle selon lequel nul n’est punissable que de son propre fait, compte tenu de la mutabilité des formes juridiques sous lesquelles s’exercent les activités économiques concernées.

La Cour estime que cette approche fondée sur la continuité économique de l’entreprise, qui vise à prendre en compte la spécificité de la situation générée par la fusion-absorption d’une société par une autre, ne contrevient pas au principe de la personnalité des peines tel qu’il se trouve garanti par la Convention.

Ainsi, condamner la société absorbante à raison d’actes restrictifs de concurrence commis avant la fusion-absorption ne contrevient qu’en apparence au principe de la personnalité des peines, alors que ce principe est frontalement heurté lorsqu’il y a condamnation d’une personne physique à raison d’un acte commis par une autre personne physique.

Par ailleurs, comme l’a souligné en l’espèce l’avocat général devant la Cour de cassation, une mise en œuvre sans nuance du principe de la personnalité des peines dans ce contexte pourrait rendre vaine la responsabilité économique des personnes morales, qui pourraient échapper à toute condamnation pécuniaire en matière économique par le biais d’opérations telles que la fusion-absorption. Le choix opéré en droit positif français est donc dicté par un impératif d’efficacité de la sanction pécuniaire, qui serait mis à mal par une application mécanique du principe de la personnalité des peines à des personnes morales.

En l’espèce, la Cour observe que la société Carrefour hypermarchés France a été absorbée par la société requérante après dissolution, avec transmission universelle de son patrimoine à cette dernière. La décision de procéder à cette fusion-absorption a de plus été prise par la société requérante elle-même, qui était alors l’unique actionnaire de la société Carrefour hypermarchés France. La Cour observe aussi que cette décision a été prise après le contrôle effectué par la DDCCRF et la saisine par cette dernière du tribunal de Bourges, et juste avant le jugement de ce tribunal.

Partant, la Cour estime qu’en prononçant contre la société requérante l’amende civile prévue par l’article L. 442-6 du code de commerce, sur le fondement du principe de la continuité économique et fonctionnelle de l’entreprise, les juridictions internes n’ont pas porté atteinte au principe de la personnalité des peines.

La requête est en conséquence manifestement mal fondée et, en tant que telle, doit être déclarée irrecevable et rejetée.

Texte intégral de l’arrêt en suivant ce lien : https://hudoc.echr.coe.int/eng#{« itemid »:[« 001-197205 »]}

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