Accidents complexes de circulation : pas de solidarité au stade de contribution à la dette entre les codébiteurs fautifs

Etre indemnisé d'un dommage corporel

Accidents complexes de circulation : pas de solidarité au stade de contribution à la dette entre les codébiteurs fautifs


Cass. 2e civ., 20 mai 2020, n° 19-10.247 

Par un arrêt de rejet, la Cour de cassation ne reconnaît pas aux responsables non-fautifs d’un accident de la circulation de recourir pour le tout à l’encontre des deux seuls conducteurs survivants fautifs, bien que le troisième co-auteur fût décédé.  

Faits et procédure

En l’espèce, une famille est victime d’un accident complexe de la circulation routière. En cause, le comportement fautif de plusieurs conducteurs, mais pas exclusivement : contribuent également au dommage d’autres conducteurs dont la faute n’a pas été avérée. Toutes les personnes au volant lors de l’accident étaient assurées, sauf une, fautive et en état d’ébriété de surcroit. Cette dernière décède peu après l’accident.

Dans ce litige, nous avons donc un ensemble de victimes, de conducteurs fautifs, de conducteurs non-fautifs et d’assureurs. La victime est intégralement indemnisée par son assureur, qui se retourne lui-même contre les conducteurs.

Les juges du fond procèdent à un partage de responsabilité entre lesdits conducteurs fautifs afin de déterminer leur contribution à la dette indemnitaire : 45 % pour deux d’entre eux, dont celui décédé, et 10 % pour le troisième. Ce partage fait objet du pourvoi principal de l’assureur de la victime et les moyens des assureurs non-fautifs. Le pourvoi incident présenté par la victime tend à faire reconnaître un préjudice économique refusé au fond.

Obligation in solidum

La question centrale dans cet arrêt est de savoir si l’un des conducteurs fautifs peut faire l’objet d’un recours pour tout émanant des conducteurs non-fautifs. L’intérêt pratique pour les assureurs de ces derniers est évident : pouvoir demander le tout aux deux conducteurs fautifs assurés toujours en vie, contrairement au troisième. En effet, les juges d’appel ont refusé de condamner solidairement les assureurs des deux conducteurs fautifs, couvrant ainsi la part du conducteur fautif décédé. La crainte des assureurs – celui de la victime et ceux des conducteurs non fautifs – est l’insolvabilité des héritiers du conducteur décédé. 

Selon la doctrine, l’obligation in solidum apparaît lorsque « plusieurs obligations indépendantes et nées de sources différentes tendent à fournir au créancier la même satisfaction et ne peuvent donc se cumuler » (Malaurie P., Aynès L., Stoffel-Munck P., Droit des obligations, 10 éd., 2018). En d’autres termes, pour le créancier, il n’existe qu’une seule créance et une pluralité de débiteurs – les coobligés, tenus d’une dette distincte. Contrairement à l’obligation solidaire, ayant une source légale, l’obligation in solidium est une création prétorienne (Cass. civ., 4 déc. 1939, D.C. 1941.124).

Bien que la distinction entre ces deux obligations ne soit pas toujours claire et que les fondements en soient débattus par les savants, les règles de recours entre codébiteurs ont été élucidées par la jurisprudence. De la même manière que pour la solidarité, le débiteur qui a payé plus qu’il ne devait, dispose d’un recours contre les autres. Encore faut-il prendre en compte la gravité respective des fautes afin de déterminer la part contributive de chacun. Sur ce point la jurisprudence est constante : « en cas de faute, la part contributive de chacun des coauteurs s’apprécie exclusivement en fonction de la gravité des fautes commises » (Cass. 2e civ., 13 janv. 2011, n° 09-71.196 ; Cass. 3e civ., 21 juin 2018, n° 17-18.408).

Jurisprudence constante

Les juges d’appel procèdent bien à cette distinction en l’espèce : ils répartissent la charge indemnitaire sur les trois codébiteurs fautifs. À ceci près pourtant : la cour d’appel refuse de faire peser la part du conducteur fautif décédé sur deux autres conducteurs non-fautifs et leurs assureurs. Tant les arguments d’AXA, assureur de la victime, que ceux des assureurs des codébiteurs non-fautifs tendent à combattre l’arrêt sur ce point. Ils avancent que « le conducteur non fautif d’un véhicule terrestre à moteur impliqué dans un accident de la circulation et son assureur disposent d’un recours en contribution à la dette de réparation des dommages causés aux tiers par cet accident pour le tout à l’encontre de chacun des conducteurs fautifs et leurs assureur ».

À notre avis, il est difficile de ne pas adhérer à la solution retenue par la cour d’appel. En effet, selon les règles classiques et une jurisprudence bien établie, la solidarité, si elle intègre bien le droit de poursuite du créancier, s’éclipse au stade de contribution à la dette. Elle n’intéresse pas les rapports entre les débiteurs de sorte que lorsque le conducteur solvens non fautif exerce son recours contre plusieurs coimpliqués fautifs, comme en l’espèce, le partage de la dette s’opère entre ces derniers à proportion de leurs fautes respectives. Et cela sans que l’un des coimpliqués fautifs puisse être tenu au-delà de sa propre dette, faute de solidarité entre eux au niveau de la contribution à la dette (Cass. 2e civ., 20 juin 2002, n° 00-20.996). Une exception notable (et légale) à cela : l’insolvabilité de l’un des codébiteurs. Dans ce cas, les coimpliqués fautifs restants doivent prendre en charge l’insolvabilité dudit codébiteur.

La Cour de cassation suit le raisonnement des juges d’appel et rejette les pourvois des assureurs : « La part contributive respective de chacun des conducteurs fautifs de véhicules impliqués dans l’accident est fixée en proportion de leurs fautes respectives, dont l’appréciation relève du pouvoir souverain des juges du fond. Le codébiteur tenu in solidum, qui a exécuté l’entière obligation, ne peut, comme le codébiteur solidaire, même s’il agit par subrogation, répéter contre les autres débiteurs que les part et portion de chacun d’eux. Si l’un des codébiteurs se trouve insolvable, la perte qu’occasionne son insolvabilité se répartit, par contribution, entre tous les autres codébiteurs solvables et celui qui a fait le paiement ».

Aucune de ces affirmations n’est véritablement nouvelle. Il est de jurisprudence constante que la part contributive entre les coobligés fautifs se détermine en fonction de la gravité de leurs fautes respectives (Cass. 3e civ., 13 janv. 2011, n° 09-71.196 précité). Est également classique l’assertion selon laquelle « le codébiteur tenu in solidum, qui a exécuté l’entière obligation, ne peut, comme le codébiteur solidaire, même s’il agit par subrogation, répéter contre les autres débiteurs que les part et portion de chacun d’eux » (Cass. 1re civ., 12 nov. 1987, n° 85-17.383). Enfin, l’exception relative à l’insolvabilité du codébiteur est la paraphrase du deuxième alinéa de l’article 1214 du Code civil, devenu après la réforme, l’article 1317 alinéa 3.

La Haute juridiction interdit donc aux assureurs des responsables non-fautifs d’exercer un recours pour tout contre les deux assureurs des conducteurs fautifs, afin qu’ils garantissent le troisième, décédé. Leur contribution respective n’accroîtra pas du fait du décès du troisième : « La cour d’appel, pour rejeter les demandes tendant à ce que les sociétés Avanssur et GMF [assureurs des deux codébiteurs fautifs, MM. Y et Z] garantissent les sociétés Maif, Matmut et AIG Europe et leurs assurées respectives de toutes les condamnations qui pourraient être prononcées à leur encontre, après avoir rappelé que la dette de contribution incombant à M.X de son vivant n’a pas été éteinte par son décès mais transmise passivement à ses héritiers, dont il n’est pas allégué qu’ils seraient insolvables et que la solution du litige impose de déterminer la part contributive respective de chacun des trois conducteurs fautifs de véhicules impliqués dans l’accident, et ce nonobstant le fait que l’un d’entre eux n’était pas partie en cause d’appel, personnellement ou par représentation, et estimé que la gravité des fautes commises par M. Y et par M. X induit leur contribution à la dette indemnitaire à hauteur de 45 % chacun et que les fautes de moindre gravité commises par M. Z induisent sa contribution à la dette à hauteur de 10 %, a légalement justifié sa décision ».

En outre, l’arrêt précise que « le conducteur d’un véhicule terrestre à moteur impliqué dans un accident de la circulation et son assureur qui a indemnisé les dommages causés à un tiers ne peuvent exercer un recours contre un autre conducteur impliqué que sur le fondement des articles 1382, 1213, 1214 et 1251 du code civil en leur rédaction antérieure à l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016, applicable à la cause ». Cette solution est valable pour les actions introduites sous l’empire des dispositions nouvelles du Code civil issues de ladite ordonnance car la réforme ne les modifie pas en substance. 

Projet de réforme de la responsabilité civile

Cette jurisprudence est en phase avec le projet de réforme de la responsabilité civile. L’article 1265 dudit projet dispose que « lorsque plusieurs personnes sont responsables d’un même dommage, elles sont solidairement tenues à réparation envers la victime. Si toutes ou certaines d’entre elles ont commis une faute, elles contribuent entre elles à proportion de la gravité et du rôle causal du fait générateur qui leur est imputable… ».

La distinction entre deux stades – celui de la poursuite du créancier et celui de la contribution à la dette – est claire : le premier étant marqué par la solidarité, l’autre, non. L’assureur du responsable qui exerce un recours en contribution doit être distingué de l’assureur ayant versé, en qualité de tiers payeur, des prestations de nature indemnitaires à la victime. Néanmoins, certains auteurs contestent la formulation proposée par l’article 1265 du projet.

Enfin, la présente solution est un exemple parfait de la porosité des frontières qui séparent le droit de responsabilité civile et le droit des assurances. La loi Badinter n’est pas suffisante à elle-même et les questions telles que les règles régissant les recours en contribution ne peuvent être résolues sans l’intervention du droit commun. Le mérite de l’arrêt est de combiner efficacement les deux et de regrouper les solutions rendues précédemment.

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